Investir c’est préparer l’avenir : tout le monde sait ça.
Encore faut-il le faire à bon escient. En économie on vous dira que l’opération doit permettre un « retour sur investissement », c’est-à-dire produire des bénéfices tels que les frais engagés seront remboursés. On passera sur certaines initiatives dans les infrastructures de transport (route, rail, etc) qui, au lieu de bénéfices, ne généreront que des coûts d’exploitation supplémentaires, soit, sur le plan financier, un rendement négatif (on invoque alors un bénéfice sociétal, non comptabilisé financièrement) : là n’est pas notre propos.
Qu’il soit financier ou sociétal, l’amortissement prendra un certain temps, pour ne pas dire un temps certain. Que l’on songe seulement aux « PPP », partenariats public-privé, pour les grands travaux emblématiques (exemple Diabolo de Brussels Airport), où on vise un financement en trente-cinq ans voire plus, souvent à l’aide d’importantes contributions publiques.
La question pertinente est alors de savoir si l’utilité de l’investissement sera toujours d’actualité pendant au moins toute la durée du financement. Et cette question, on ne se la pose pas.
En Grande Bretagne, berceau de l’industrialisation, on a commencé au XVIIIème siècle la construction de canaux pour faciliter et rendre meilleur marché le transport, notamment du charbon, devant la perspective de bénéfices escomptés pour le développement de l’économie. Hélàs, au XIXème est arrivé le chemin de fer, qui a mis à mal toute l’économie des canaux. Ceux-ci valaient-ils l’investissement ?
Le chemin de fer lui-même, qui a mieux résisté au point d’avoir pu réaliser d’importants réseaux (ce qui n’est pas le cas de canaux outre-manche), a ensuite eu fort à faire face au transport routier (et aérien pour les passagers). Valaient-ils l’investissement ? Peut-être que oui, évalué deux cents ans plus tard, « grâce » aux limites de ses concurrents face à la problématique de l’avenir de la planète, si on est inventifs, afin de les exploiter convenablement.
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Quoi qu’il en soit, la question de l’utilité à long terme reste posée.
Prenons aussi l’exemple des transports urbains.
Au XIXème siècle, la plus grande ville du monde a inventé le métro. Elle ne s’est pas trompée : plus d’un siècle et demi plus tard le réseau reste l’épine dorsale du transport de personnes dans la capitale britannique, ouf.
Mais imitation n’est pas forcément raison. Un siècle plus tard, des petites villes (Nuremberg, Bruxelles, …) ont voulu faire de même. Trop tard, et trop lourd, avec les conséquences financières qu’on connaît : la taille de ces villes fait qu’il faudra beaucoup plus qu’un siècle et demi pour amortir les dépenses, ne fût-ce que du point de vue sociétal, et il est tout sauf certain qu’en l’an 2175 le besoin de transport rendra le métro utile ; en 2025 déjà on observe des traces d’essoufflement : les besoins de capacité, delà bien gténus, ont diminué par rapport aux années précédentes, pour différentes raisons qui ne tendent pas à être démenties.
D’autres villes plus raisonnables, telles Cologne, Francfort et Stuttgart, ont-elles aussi voulu résoudre les problèmes d’encombrements de circulation dans les villes en enterrant des « supertrams » au centre-ville, et les faire sortir au-delà, où les conditions de circulation leur permettaient de rouler convenablement (à comparer, à Bruxelles, à l’exemple manqué de l’avenue de Broqueville, où on a construit un tunnel alors qu’elle dispose de toute la place requise pour installer un site propre en surface). Il en a résulté le Stadtbahn, que nous pouvons appeler en français métro léger : des lignes performantes à coût drastiquement moindre qu’un « vrai » métro. Tandis que Stuttgart a terminé son réseau, à la grande satisfaction des utilisateurs parce que ses performances – vitesse de porte à porte et accessibilité – sont supérieures à celles d’un métro, les deux autres villes n’ont converti qu’une partie de leurs lignes, les autres restant des trams. Dans les trois cas l’essentiel du réseau est en surface.
Le souci de qualité, et notamment d’accessibilité, a conduit ces trois villes à adopter un accès de plain-pied aux véhicules. A une époque où on ne parlait pas de plancher bas, il en a forcément résulté des quais hauts, dans les tunnels mais aussi en dehors, dans les rues, où l’accueil a été plutôt mitigé.
Formule qui, trente ans plus tard, s’est révélée sous-optimale, à la lueur de l’arrivée de la technologie du plancher bas, permettant un accès de plain-pied avec des embarcadères minimalistes. D’où, vu la préoccupation émergeante pour l’inclusion des personnes à mobilité réduite, un regain d’intérêt pour le tram, au demeurant encore beaucoup moins cher que le stadtbahn. Comment réagir ? On n’allait quand même pas jeter à la poubelle un investissement si peu amorti. Il fallait donc « faire avec » : les réseaux concernés se sont résolus à faire appel aux deux technologies : maintenir les lignes de stadtbahn à plancher haut, développer pour les autres des trams à plancher bas, tous les véhicules avec accès de plain-pied grâce à des quais cohérents avec eux : la logique « barrierefrei ». Cologne a presque terminé son adaptation.
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Ceci nous ramène à notre question : comment investir à bon escient pour des horizons temporels dont on ne peut absolument pas prévoir les besoins ?
A moins de faire appel aux futurologues qui souvent se trompent royalement, une seule attitude est pertinente : la modestie. D’où une seule réponse : investir raisonnablement, avec en vue des termes raisonnables, aux allures prévisibles.
Et aussi privilégier les investissements souples, versatiles, adaptables aux circonstances changeantes. Par exemple le matériel roulant ferroviaire, qui vit facilement quarante ans, peut bénéficier d’une remise à jour à mi-vie, notamment en installant la climatisation, des prises de courant et des écrans d’information dynamique.
Et enfin, ou plutôt avant tout, utiliser au maximum, efficacement, les ressources existantes : ainsi les voies ferrées qui présentent une capacité résiduelle – elles sont nombreuses, notamment en Belgique – peuvent aussi bien accueillir des trains-trams, concept non imaginé à l’époque.
En tout état de cause, oublier les infrastructures qui auront besoin d’un siècle ou plus pour révéler leur utilité.